• Tranche de vie est un texte que j'ai écrit l'année dernière, pour le concours "48 heures pour écrire" organisé par les éditions édilivre et dont le thème était le courage.

    Bonne lecture et surtout, n'hésitez pas à donner votre avis.

     

    Tranche de vie, écrit par Piko Lynna

     

    « Quel courage ! » Voilà une phrase que j’ai entendue bien souvent ces vingt-cinq dernières années. Pourtant, je n’ai pas l’impression que ce qualificatif me corresponde. Au fond, qu’est-ce que le courage ? Suis-je réellement courageuse, comme certains semblent le penser ? Si je l’ai été, c’est surtout par manque de choix, en réalité. Je me suis accrochée tant bien que mal. J’ai continué à avancer. J’ai fait que ce qui devait être fait, ni plus ni moins. La colère, la peur, la tristesse, l’incompréhension sont des sentiments qui m’ont accompagnée tout au long de ces années, mais le courage ? Je n’en ai pas la moindre idée !

     

    12 octobre 1988

    Me voilà en route pour le bloc opératoire. Je ne suis pas effrayée, maman l’est assez pour deux. Elle plaisante, fait bonne figure, mais ses yeux ne trompent personne. Peut-être devrais-je avoir peur après tout. Mais je n’ai pas le temps de me poser ce genre de question. Allongée sur un brancard, on me fait traverser un tas de couloirs, prendre un ascenseur, emprunter d’autres couloirs. La course s’arrête devant une double porte. Maman me dit « à tout à l’heure, on sera là avec papa ». Sa voix tremble un peu, ses yeux sont rougis et je ne comprends pas. Pourquoi n’est-elle pas heureuse ? Cette opération, c’est ma guérison !

    Cela fait des mois que je suis malade, enfin malade, ce n’est pas le bon mot. Disons que j’ai un problème, mon dos, apparemment. J’ai commencé à perdre l’équilibre, puis à marcher de plus en plus difficilement. J’ai passé des tas d’examens : radios, scanners, ponctions lombaires, IRM… Je ne m’en rappelle plus la liste, tellement il y en a eu. Mais les médecins ont fini par trouver ! Ils ne m’ont pas vraiment expliqué ce que j’ai ; tout ce que j’ai compris, c’est qu’ils vont m’opérer et que d’ici peu je pourrai enfin retourner à l’école.

    Les doubles portes s’ouvrent, on me fait pénétrer dans le bloc. Je regarde autour de moi. Je suis à la fois impressionnée et fascinée par ce que je vois. Une dame, dont le bas du visage est recouvert par un masque, s’approche et me rassure avec des paroles apaisantes.

    — Tout va bien se passer, me dit-elle tout en me plantant une perfusion dans le bras. Voilà, c’est presque fini. Tu es une fille bien courageuse. Maintenant, tu vas t’endormir. Laisse-toi aller, ne lutte pas.

    Sa voix devient lointaine, mes paupières se ferment.

     

    Je n’ai pas mal. C’est la première chose que je remarque à mon réveil, malgré mon esprit embrouillé. N’est-on pas censé souffrir après une opération ? C’est ce que je croyais en tout cas. Je me concentre sur mon corps et perçois une sensation étrange dans les membres inférieurs qui sont engourdis. Je veux changer de position. Impossible. Un de mes bras est posé le long de ma jambe, doucement je tâte le muscle et fronce les sourcils. Je sens ma cuisse sous ma main, mais pas ma main sur ma cuisse. J’ouvre les yeux et découvre maman près du lit. Sa présence me rassure immédiatement.

     — Maman, tu peux baisser mes jambes, s’il te plaît.

     — Qu... quoi ? demande telle en me regardant de façon étrange.

     — J’ai des fourmis, faut les descendre.

     Le visage de ma mère devient blême. Mais que se passe-t-il ? C’est à ne rien y comprendre !

     — Mes jambes, je répète d’une voix suppliante.

     — Mais je ne peux pas les baisser, elles sont déjà couchées.

    Me prend-elle pour une idiote ? C’est mon corps tout même !

    Se sont-ils trompés ? Oh mon Dieu ! M’ont-ils opéré des jambes au lieu du dos ? Comment est-ce possible ? Est-ce pour cela que maman ment ? Craint-elle d’avouer la vérité ?

    J’ai peur pour la première fois depuis des mois. Vraiment très peur. Tellement peur que des tas d’idées horribles me viennent à l’esprit. Je panique et me mets à hurler.

    — Pourquoi mes jambes sont-elles en l’air ? Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ? Dis-leur de les baisser, maman ! S’il te plaît, dis-leur !

    Dans l’affolement je ne vois pas l’infirmière qui arrive et m’injecte quelque chose. Avant de m’endormir, j’ai le temps de croiser le regard rempli de larmes de ma mère et cela me fait un choc. Je n’avais jamais vu maman pleurer, c’est la personne la plus forte que je connaisse alors si elle est dans cet état, c’est que les choses sont encore plus graves que je le pensais.

    Mes soupçons se confirment dès mon réveil. Cette fois, plus aucune sensation de jambe en l’air ou d’engourdissement. Plus aucune sensation du tout, comme si le bas de mon corps avait disparu.

    Je me mure dans le silence. « Ils ont menti, ils m’ont tous menti ». Cette phrase tourne en boucle dans ma tête et la colère remplace la peur.

    Quelques jours plus tard, je quitte le service de réanimation pour aller en neurologie. J’ai une chambre pour moi toute seule, enfin pour maman et moi plutôt, car elle reste en permanence et dort sur un petit lit d’appoint. D’un côté je culpabilise par ce que papa se retrouve seul à la maison avec mes frères et ma sœur, mais d’un autre je suis drôlement contente de l’avoir près de moi, même si je lui en veux toujours.

    Petit à petit, une routine s’installe. Après le petit déjeuner, les dames du ménage viennent changer les draps et nettoyer la chambre. Ensuite, c’est le moment des soins, de la kiné, puis de la visite des médecins. Ils parlent de moi comme si je n’étais pas là et ça m’énerve. Cependant, j’en apprends un peu plus sur mon état et surtout sur ma maladie. « Tumeur », la première fois que j’ai entendu ce mot, cela m’a glacé le sang. Je connais ce terme et je sais qu’on en meurt. Est-ce ce qui m’attend ? Lorsque je pose la question, on me rassure en me disant que la tumeur a été enlevée. Peu après on m’annonce que je dois à nouveau me faire opérer.

    — Tu n’as rien à craindre. Cette fois, c’est une intervention toute simple, on ne touchera plus la moelle épinière.

    Dois-je les croire ? J’aimerais tellement ! Pourtant...

     

    16 novembre 1988

    — Je vais mourir, dis-je à la dame qui me prépare sur la table d’opération. Je sais que je vais mourir, mais ce n’est pas grave. Maman sera contente de pouvoir rentrer à la maison.

    Bizarrement, je me sens sereine en déclarant cela. Je sais qu’ils ont encore menti, je l’ai compris en voyant papa ce matin à l’hôpital. Mon père déteste les hôpitaux alors s’il est venu, c’est qu’il y a une raison. Et surtout il a dit oui pour que je puisse avoir un chiot et ça, ce n’est pas normal. Je vais mourir, ils le savent et ne veulent pas me l’avouer. L’anesthésie commence à faire effet, mais je continue à parler.

    — Vous leur direz que je les aime, d’accord ? Vous pensez qu’ils vont pleurer ? Moi non. Je crois qu’ils seront soulagés...

    Finalement, je ne suis pas morte. C’est encore pire !

    Ma tête est appuyée sur quelque chose de dur et me fait atrocement souffrir, un corset j’apprendrai plus tard. Je ne peux pas parler parce qu’un tuyau obstrue ma bouche. Il est relié à une machine qui respire à ma place. J’ai vraiment du mal à reprendre mes esprits, tout est si confus. Je tente de lever la main pour toucher ma tête, mais impossible.

    Horreur, panique, tristesse, colère !

    Les sentiments se bousculent, se percutent les uns contre les autres et me laissent en état de choc.

    Une fois de plus maman est là, elle me parle, mais je ne veux pas entendre ses mensonges. Je veux qu’on me fiche la paix. Je veux mourir !

    Il n’y a pas besoin de mot ni d’explication, à l’instant où j’ai perçu les fourmillements dans ma main gauche, la vérité s’est faite.

    Je ferme les yeux, je refuse de la voir. Une larme coule le long de ma joue, puis une seconde. Ce seront les premières, mais aussi les dernières, j’en fais la promesse.

    La machine se met à sonner. Je me sens partir, je suis bien. Avec un peu de chance, je ne me réveillerai plus jamais.

     

    12 Décembre 1988

    Les ambulanciers ne vont pas tarder, aujourd’hui je quitte l’hôpital. Je pars dans un centre de rééducation. Le neurologue m’a dit que c’était pour m’habituer à mon état. D’ici quelques mois, je pourrai rentrer à la maison. Il ne croit pas en ma guérison. Personne n’y croit. Mais je m’en fous, par ce que moi j’y crois pour tous, et quoi qu’ils disent, je sais que ce ne sont que des mensonges.

    Ils sont persuadés que je ne marcherai plus jamais, que mes mains resteront également paralysées, mais je prends le pari et leur prouverai qu’ils ont tort.

    Il ne peut pas en être autrement, il ne doit pas en être autrement !

    Une fois au centre, maman repart avec ma grand-mère et me promet de venir me voir très bientôt. J’éprouve un vide indescriptible. J’ai douze ans, je suis seule pour la première fois de ma vie et j’ai tellement peur. J’aimerais pouvoir dire tout ce que je ressens, mais je m’en garde bien, car je n’ai confiance en personne. Je suis seule avec moi-même, seule avec ma maladie, seule avec mes craintes, mes douleurs et ma colère.

    Les mois passent et je n’ai qu’une idée en tête : gagner ! Ce n’est pas l’espoir qui me guide, mais la rage ! J’en veux à la terre entière et ils ne s’en doutent même pas. Je suis devenue une pro dans l’art de cacher mes sentiments. J’aimerais pouvoir ne plus être en colère, mais je ne peux pas me le permettre, car je sais que le jour où elle cessera alors les progrès s’interrompront eux aussi.

    Je n’accepte aucune aide, aucune compassion. Je veux y arriver par moi-même et rien ne peut m’arrêter. Je fais plusieurs heures de kiné et d’ergothérapie par jour. Mon corps retrouve des sensations, je n’en parle pas aux médecins, c’est ma victoire, pas la leur.

    Petit à petit, mes muscles reviennent à la vie. Un doigt qui bouge, puis deux. Une main, un bras. Je mange seule. Je deviens indépendante.

     

    Juin 1991

    Lors de sa dernière visite, le chirurgien m’a appelée « sa petite miraculée ». J’ai vu de la fierté dans son regard et je dois dire que cela m’a fait une drôle d’impression. Alors je lui ai souri en lui disant :

    — J’ai gagné mon pari.

    Ensuite, sous ses yeux ébahis, je me suis mise debout et j’ai souri à nouveau.

    Certes, le combat était loin d’être terminé, mais c’était déjà une première victoire.

    Est-ce cela le courage ? Je ne saurais le dire. Pour moi, c’est juste une tranche de vie.

    Une tranche de ma vie...

     

     

     


    1 commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique